Le foyer, doux foyer

« Ô doux foyer, que serais-je sans toi ‽ »

C’est par ces mots que commence la grande épopée Nenets de la conquête du monde par les éleveurs de rennes et en particulier par une femme, guerrière et ombrageuse, la charmante Galina Ivanovna Poipoi (Галина Ивановна Пойпой). L’affaire est sérieuse: au-dehors, il fait froid, il fait faim, les gens sont hostiles, veules et capricieux; ce serait la Sibérie que ça ne nous étonnerait pas. En dedans, par contre, tout porte à la joie: la soupe de choux et de poisson, les couturières penchées sur leur ouvrage — qui, pour se donner du courage, chantent de vieilles chansons irlandaises apprises lorsqu’elles étaient encore jeunes, athlétiques et en déplacement en Irlande dans les années septante pour remporter une compétition de natation haut la main — et les hommes attablés nonchalamment, la main se promenant sur la moustache, prêts à se bâfrer tout en se rappelant du bon vieux temps où les enfants avaient encore peur du Goulag.

Galina, belle et farouche, sans qui les Nenets ne seraient pas ce qu’ils sont aujourd’hui, n’a jamais remporté la moindre victoire en natation. Non. Son domaine c’est la forêt. Montée en amazone sur son renne Pedro, elle décida, entre autres exploits, d’annexer un jour la Bavière et cette étendue sauvage au sud de la rivière Prout, à l’empire Nenets, pour que les rennes puissent se multiplier jusqu’à couvrir la totalité de la terre. Vaste projet, ambitieux sans doute, utopique, c’est indéniable, que notre héroïne jura d’accomplir en moins d’un petit mois, développant pour cela une pugnacité sans pareil. Le vieil empire Austro-hongrois, moribond ou alors n’existant pas encore, n’eut rien à dire dans l’histoire. Elle était forte, elle était belle. Une moustache en sus et elle aurait conquis le monde.

Mais… et là certains se demandent si l’on ne s’est pas un peu trop éloigné du sujet : « Le foyer, en Roumanie ! mais vous n’y pensez pas ! » doivent se dire nos lecteurs (j’exclue bien évidemment de cette réflexion les Roumains, Ossètes de voyages et autres anachorètes juchés sur le Mont-Valérien1. Ils ont raison. Le sujet, le cœur véritable du problème, c’est un peu le foyer de la thématique. Camus, très jeune, ne pensait-il pas, d’ailleurs, exactement la même chose ? Il a bien fait de grandir et de faire des études, parce que la philosophie est un jouet trop sérieux pour prendre la place des camions de pompier. Galina Ivanovna Poipoi arriva donc un jour en terre inconnue. En voulant remonter par ses propres moyens le bleu Danube beau, elle était entrée, malheureuse, en plein territoire sorabe. Ces cannibales chasseurs de tête et d’éléphant (et je pèse mes mots) ignoraient tout de la civilisation, y compris le dentifrice et le tiercé du dimanche. À la vue de notre aventurière, imaginez la réaction de ces bonshommes : tous, les meilleurs guerriers comme les moins bons, partirent en chasse, la bave aux lèvres et les couverts à la main. Il faut dire qu’elle était appétissante la Galina à califourchon sur son brave Pedro.

La pauvre n’eut d’autre choix que de fuir. Téméraire, elle l’était, mais cette longue traversée de l’Asie l’avait épuisée. Arrivée au flanc d’une colline, sentant sa fin approcher, elle descendit de son destrier et pria la déesse mère de lui épargner ce funeste destin. Ses mots furent entendus et, au moment ou tout semblait fini, tombèrent du ciel deux objets sacrés et parfumés : le livre du grand Raymond Oliver « Célébration de la nouille »2, dédicacé par l’auteur et une caisse de Bockbier. Intrigués, les cannibales sorabes se ruèrent sur la bière qu’ils envoyèrent immédiatement faire analyser par leurs plus grands scientifiques tout en mâchouillant d’un air d’abord goguenard puis franchement dégouté l’ouvrage de cuisine du grand homme. Une grande fête de la bière fut instituée dans le pays, et plus tard, par mimétisme, chez les Prusses, Angles et autres Saxes. La nouille resta, du coup, inconnue dans ces contrées, jusqu’à très récemment, mais l’autochtone est encore très réticent et… et là le lecteur s’interroge… « Où est ce fameux doux foyer ? »

Sacrée reine du bal et déesse de la guerre, Galina Ivanovna Poipoi présida la première fête de la bière où les participants chantèrent toute la nuit, jusqu’au petit matin des chants joyeux dont le fameux « Ô doux foyer, que serais-je sans toi ‽ ». Galina, eut le cœur serré et l’œil humide en se remémorant les bons moments, là-bas, en pays Nenets. Elle repartie bien vite, non sans avoir mis dans ses bagage ce chant magnifique que la nation Nenets peut s’enorgueillir d’avoir honteusement plagié.

1. Seuls les anachorètes sont juchés. Dans leur suffisance de nouveau philosophe, fats et arrogants, ils refusent de se demander quoi que ce soit ou se sont endormis à la première ligne de cet article. C'est une honte !
2. Un grand homme qui a fait de la cuisine télévisuel ce qu’elle est aujourd'hui. Loué soit-il au plus haut des cieux !