Anne de Libellule Placey

La comtesse Anne de Libellule Placey est une fantastique baroudeuse, lusophile littérairement parlant, auteur à succès dans les colonies portugaises, et aventurière emplie d’un hébertisme militant. Gironde, à la chevelure ample et noire comme le jais, elle a le nez égyptien et le pied romain, l’air mutin, la bouche fine, la mâchoire bien accrochée, mais c’est par son caractère qu’elle fascine le plus : grossier et guerrier à faire pâlir un cosaque.

Elle est née Marthe Pulcra, le 23 mars 1774 et est devenue comtesse lors de la Terreur en prenant la place de la veuve du comte Porphyre de Libellule Placey qui craignait pour sa vie et ses biens. La vieille noble devint donc paysanne dans l’Aveyron ; elle fut accueillie les bras ouverts par la famille Pulcra qui l’acceptèrent immédiatement comme leur véritable fille, Marthe étant une enfant mal élevée et feignante, et ce malgré un léger problème d’âge — le père et la mère Pulcra ayant tous deux la cinquantaine et la veuve soixante-huit ans. Elle y refit sa vie, et, grâce aux nombreux bains de boues imposées par le mauvais temps et une terre gorgée d’eau ou elle tombait souvent épuisée après vingt heures de labourage, redevenue forte et belle comme dans sa jeunesse, se maria au colonel Stout, dont les livres d’histoires ne nous disent étrangement rien.

La nouvelle comtesse, bien à l’aise dans sa nouvelle demeure, compris assez vite qu’elle s’était faite berner. Elle fut jugée et condamnée à mort. Au moment de son exécution, le fils du bourreau Sanson, qui était tombé sous son charme, fit une entrée dramatique, avec arc, flèches et destrier. La foule le hua, car il était mauvais acteur et ne connaissait pas son texte. Il remplaça la pauvre enfant par un mannequin en paille peu ressemblant, mais son père avait la vue basse, et reparti sous une pluie de tomates et d’œufs pourris. Déjà marié à quelqu’un d’assez jaloux, le sauveur fut accueilli chez lui par des cris, des pleurs et des reproches. Anne de Libellule Placey y resta trois jours mais fut chassée par la maîtresse de maison qui ne pouvait supporter une telle situation.

Notre héroïne, toujours recherchée par les forces de l’ordre alla plaider sa cause chez Louis-Charles de Lavicomterie, alors membre du comité de sûreté générale qui, ancien ami de feu Porphyre, compris immédiatement qu’elle n’était pas celle qu’elle prétendait être. Hélas, après une remarque mal placée de sa part sur son physique, il eut droit à une paire de claque bien méritée. De colère, il la renvoya à la guillotine. Henri Sanson, ayant depuis repris le métier de son père, apprenant l’infortune de la jeune femme sur l’échafaud eut un coup de sang. Il prétexta un problème de mécanique pour stopper la cadence infernale de la guillotine et alla dire deux mots à de Lavicomterie. Celui-ci s’en sorti avec le bas du dos en compote, un œil au beurre noir et le nez gros comme un rutabaga. Il promit de prendre soin d’Anne de Libellule Placey en l’envoyant apprendre l’art du combat au Brésil. Elle y resta quelques années, le temps de devenir une combattante inégalée. Elle y appris également à lire et à écrire, en portugais, mais aussi en français grâce à une pile de vieux numéros du Père Duchesne qui firent naître en elle une conscience politique forte.

De retour en France, en 1799, elle entreprit d’écrire son œuvre maîtresse, Galvanisme et politique, un travail encyclopédique en cinq tomes qui ne rencontra pas son public. N’ayant aucune envie de finir sa vie au crochet d’un mari autoritaire, elle refusa toutes demandes de mariage et accepta l’offre du gouvernement portugais de devenir espionne, ce qui lui assura un revenu non négligeable qu’elle utilisa pour moderniser le domaine de Libellule, dont elle avait encore la charge. Elle poursuivit, en parallèle, une carrière d’écrivain, sous le pseudonyme de Paolo Paolo. Ces livres, écrits en un portugais simple à la grammaire bancale, connurent un succès considérable dans tout le monde lusophone, mis à part au Portugal, ou la ligue lusophone pour une langue absconse (Ligua portuguesa para uma linguagem abstrusa) avait un pouvoir considérable et interdit toute publication ou possession de tels ouvrages sous peine de bastonnade. Lorsqu’ils ne brûlaient pas les livres qui ne leur plaisaient pas, ou rouaient de coups le lecteur fautif, il leur arrivait, par ennui, d’étrangler des chats.

Bien que fortunée et ayant un emploi du temps bien chargé, Anne de Libellule Placey décida également de partir étudier la botanique à Paris. Les femmes n’étant pas admises à l’université, elle prit l’apparence d’un jeune homme, en se coupant les cheveux, en prenant un grosse voix, le nom de Pierre Pierre et en portant un pantalon. Tout ceci est, convenons-en, un peu ridicule, tant est saugrenue l’idée qu’Anne de Libellule Placey puisse être confondue avec un homme. Fort heureusement, elle se rendit rapidement compte qu’une bonne moitié des étudiants étaient du même sexe qu’elle et qu’ils avaient, pour la plupart, usés de stratagèmes équivalents. La supercherie fut découverte une vingtaine d’année plus tard par la police, et toute tentative identique de la part de la gent féminine fut stoppée grâce à une loi efficace obligeant les étudiants à porter la moustache gauloise, la moustache étant, par définition pour le législateur, ce qui définit l’homme. Le législateur, dans sa tour d’ivoire perchée sur la montagne, n’a que peu d’écho du monde réel.

La promiscuité de la vie estudiantine étant ce qu’elle est, Pierre Pierre dût partager son logement avec un étudiant en philosophie, un Gallois d’une vingtaine d’années nommé Llywellyn Razakandraina, qui deviendra plus tard philologue et fondateur de la société philologique rénovée de Caerfyrddin. Ce dernier, myope et plongé dans ses lectures, ne tomba pas immédiatement amoureux de sa camarade de chambrée ; il fallut attendre deux jours. Pierre Pierre, qui n’était pas de marbre non plus, tomba sous le charme du jeune scientifique, et révéla ce que tout le monde savait déjà, qu’elle n’était pas un homme, à Llywellyn qui feint la surprise — ce qui était plausible vu sa forte myopie. Bons élèves, ils ne se laissèrent pas dépasser par leur amour et continuèrent à accumuler du savoir.

Un soir de décembre 1808, Pierre Pierre offrit à Llywellyn un exemplaire du premier tome de « Galvanisme et politique » pour excuser une longue absence professionnelle. Le jeune Gallois, qui ne sut jamais rien de sa vie d’espionne au service du Portugal, laissé seul, se plongea dans la lecture de cet ouvrage étrange. Ce premier tome, et l’ingurgitation simultanée d’une bouteille de liqueur de betterave, réveilla en lui une conscience religieuse qui jamais ne le quittera, tant était fort le message mystique qu’il convoyait. Dans un éclair de génie, il comprit l’agencement du monde vivant, du plus petit organisme à l’éléphant d’Afrique, de l’algue verte aux conifères et se réveilla en sueur, car il s’était endormi sur son livre et avait rêvé de tout cela.

La tête encore pleine d’image il tenta de leur donner un sens, il échoua et allait se rendormir, quand, au même moment, un de ses amis, étudiant lui aussi et natif de Paris, vint le voir pour prendre des nouvelles et tenter de faire du charme à la comtesse de Libellule Placey. Le jeune Parisien, fut vite dépité par l’absence de la belle espionne. Plutôt que de nourrir la conversation avec quelques banalités météorologiques, ce gamin des faubourgs lui parla de ses projets, une fois les études finies, de voyages dans le grand nord et de l’accaparement de ruse ou de force des royaumes pouvant y exister. L’usage répété du r grasseyé, qui se retrouve naturellement dans le langage parisien, mit Llywellyn, la tête encore pleine de plantes et d’animaux, dans un état de transe dont il sortit par une tape vigoureuse de son camarade. Le jeune Gallois venait de découvrir la clé permettant de reconstituer la langue adamique, que l’on croyait insaisissable ou disparue à jamais.

Au retour de Pierre Pierre, il avait développé une technique de vocalisation par grasseyement du r qu’il améliora avec elle. Llywellyn lut la totalité de « Galvanisme et politique » et entreprit de mettre sur le papier la grammaire complète de la langue, laissant à Pierre Pierre la charge du vocabulaire.

Leur idylle prit fin de manière fort banale : Llywellyn déjà marié et père de trois enfants, reçu la visite de sa petite famille au début du printemps. S’ensuivit une série de quiproquos amusants que nous n’évoquerons pas ici, par crainte de recevoir en pleine poire l’ire des ligues de vertu, qui dura une bonne journée. Pierre Pierre décida finalement de déménager à l’autre bout de la capitale. Llywellyn, attristé, pensa d'abord la suivre mais après avoir tenté d’abandonner ses enfants et sa femme aimante, par trois fois, dans la forêt de Rambouillet, en vain, changea d'avis.

En tant qu’espionne, la comtesse ne s’était pas fait que des amis. Le monde grouillait d’agents de renseignement et d’organisations secrètes qui se livraient une guerre invisible en plus de celles qui encombrent les livres d’histoire. Anne de Libellule Placey avait eut affaire, dans sa carrière, à de fieffés gredins de tous les continents. Le plus grand danger pour la comtesse venait d’une sombre organisation royaliste, les Combattants de Jéroboam, composée essentiellement de nobles désargentés et exilés, de personnages pittoresques — un lutteur paphlagonien, un géant bemba, et un ermite iakoute — et de pochtrons mésinformés par l’intitulé de l’entreprise. Il va sans dire que cette conjuration exsudait une virilité toute romaine, en plus d’une vilaine odeur de vinasse, ce qui expliquait sans doute la localisation de son quartier général dans les bas-fonds de la ville éternelle. Cet ensemble hétéroclite avait juré la mort de Napoléon Bonaparte, et le retour du roi, le leur, Jules le Catholard, mythomane et escroc patenté qui se présentait à ses mignons et autres associés, comme le fils de Louis XVI, Louis-Charles de France, bien avant que le comptable de l’organisation et boit-sans-soif chronique, Charles-Guillaume Naundorff, ne lui prenne la place.

Ses études finies, elle inventa la tulipe et le jeu du trognon, amusement qui n'eut pas le succès escompté. Elle mis fin à sa carrière d'espionne le 7 décembre 1848, après avoir réussi son dernier coup d'éclat : se débarrasser de Louis-Napoléon Bonaparte en l'envoyant dans un futur lointain. Ayant changé le cours de l'histoire, elle prit un repos bien mérité. Merci, madame !