La steppe

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La croisière bigarrée

Le 18 décembre 1927, au matin, il fut décidé sur un coup de tête par Harvey Firestone, empereur du caoutchouc, une expédition automobile d'ouest en est de l'Europe dans le but de promouvoir le pneumatique sous toutes ses formes. Plein aux as, le magnat du boyau regroupa les plus grand spécialistes de la chambre à air, les mis dans quatorze Duesenberg Model J, remplies à craquer de pneus Firestone, de verroterie pour amadouer l'autochtone et de bondieuseries moches et les envoya vers le vieux continent, à bord du SS Île de France, non sans verser une petite larme. Toute la troupe arriva au Havre le 29 décembre. Après un petit en-cas, l'équipage se dirigea vers Brest où l'on fêta la nouvel année et annexa le Finistère aux États-Unis.

Après avoir fait le plein de spécialités locales et d'essence, on embaucha quelques locaux : un barman moustachu, un docteur à lunette, un capitaine et sa fille, un commissaire en chef et une directrice de croisière ainsi que quelques célébrités d'Hollywood dont un couple sur le point de divorcer (ils se réconcilieront à la fin) et deux autres qui découvriront le grand amour en chemin. On mit en place le tout premier radio-crochet de Bretagne pour choisir la personne qui chanterait le générique de ce qui deviendra « La croisière bigarrée ». Le titre — the Love Tire — fit un tube. Le chemin fut le suivant :

  • Départ le 3 janvier 1928, de Brest, territoire américain du Finistère.
  • Passage à Charleville-Mézières pour y récupérer Jean-Michel Gratte-Papier, comptable de son état et seul possesseur d'une carte routière de l'Europe digne de ce nom.
  • Arrêt de deux jours à Stuttgart, pour faire le plein de maultaschen et convertir les luthériens locaux au calvinisme et la doctrine de la présence pneumatique. Distribution de babioles.
  • Hivernage dans le Trentin-Haut-Adige jusqu'au mois d'avril. Consommation de fromage et compétition de belote.
  • Départ le 12 avril pour Ljubljana. Arrivée le 2 mai. Achats de saucisses et consommation en grande quantité d'ajdovi žganci. Conversion en grand nombre au culte de Borée et à la bourrée rouergate. Distribution de porte-clés.
  • Petite pause à Stuhlweißenburg. Enrôlement d'une petite armée et achat de gousses d'ail en vue de la traversée des Carpates.
  • Traversée des Carpates en septembre-octobre, les voitures tirées par des éléphants d'Afrique.
  • Arrivée à Pitești le 28 octobre 1928. Les éléphants se perdirent dans la ville. On ne les retrouva pas.
  • Terminus du voyage le dimanche 16 décembre 1928, au matin au marché de Bucarest. On y vendit les pneus à la moitié de leur valeur, soit 8000 lei. Les pachydermes perdus précédemment débarquèrent vers midi. Ils avaient froid. On leur acheta des petites laines.
  • Après un mois de célébration on reparti, non sans regret, vers le territoire américain du Finistère. Embrassades, pleurs.
  • Le 3 février, l'expédition s'arrêta pour la nuit dans un petit village des Carpates, Bilbor, près d'un vieux château. Nul ne sait ce qu'il advint d'eux. On retrouva les automobiles à quelques distances de là et les éléphants à Kardjali (Кърджали), en Bulgarie avec leur petite laine et une méchante haleine d'ail.

Cette aventure fut une réussite sur tous les tableaux pour le roi de la gomme qui devint encore plus riche et encore plus puissant, jusqu'au jour — le 10 février 1938 pour être précis, soit un mois après leur indépendance et quinze jours après leur annexion à la république française — où les indépendantistes du Finistère décidèrent de se cotiser pour acheter les services de la sorcière-rebouteuse-charlatan de Pluguffan. La vieille femme lui jeta un sort. L'homme étant mort trois jours plus tôt ce fut un semi-réussite.