D'abord il y a l'idée, de quelqu'un, grandiose ou ridicule, de tourner un film. Il faut un scénario, du papier, un stylo. Un crayon peu faire l'affaire, ou une machine électronique — on évitera les feutres ou la gouache : l'important c'est de noter l'idée. Voilà, c'est fait. Cela a pris du temps, beaucoup de café, beaucoup de feuilles mises en boule et jetées à la corbeille, mais l'histoire est là. Ensuite il faut des financements : c'est déjà la moitié du mois et la paye est partie en café, en feuille de papier et en gouache inutile ; quelle idée aussi, de vouloir scénariser en peignant une toile par scène ? Il reste quelques pièces dans le porte-monnaie. Elles serviront à appeler le producteur de la cabine téléphonique située en face de l'appartement miteux où le scénario est né. C'est une productrice, qui n'aime pas qu'on l'appelle Mademoiselle, passez-moi votre patron, vous serez gentille. Mince !
Heureusement, l'histoire lui plaît. Tout va très vite. Il faut trouver des interprètes, de l'argent, mais pas pour le café déjà bu, eh oh, c'est pas l'Armée du Salut ici. Le budget est serré, mais heureusement, la productrice a trouvé un mécène vendeur en produit d'entretien qui paiera en fonction du nombre de paquet de lessive à l'écran. On se contentera d'une usine désaffectée pour filmer les scènes d'intérieur et de la forêt de Rambouillet pour les scènes de nuit quand le loup-garou est poursuivi par les chasseurs. La comtesse et l'ingénue seront toutes deux jouées par la nièce de la productrice ; ça réduira les coûts. C'est le chef éclairagiste/réalisateur qui sera l'Adonis le jour/loup-garou les nuits de pleine lune. Ne lésinons pas sur les figurants : ça râle peu, ça ne mange pas beaucoup et c'est déjà content d'avoir son nom au générique.
La date est fixée. Tout le monde est sur place, « La lessive Castor & Pollux présente La morsure du Loup-Garou » scène 1, prise 1. Mais où est l'ingénue ? Le cascadeur/preneur de son la remplacera pour la soirée. Cache ta moustache le mieux que tu peux ! Dis ce que tu veux, on s'occupera du son plus tard ! On ne rejoue pas les scènes, faute de temps. Le costumier/maquilleur/spécialiste des effets spéciaux n'a pas encore reçu les 20 kilos de fourrures pour le costume du monstre. Pas de problème : on utilisera le tapis de salon de la tante du réalisateur/première victime du loup-garou/troisième victime/diseuse de bonne aventure.
Le film est fini, monté. Il est temps de le distribuer. La productrice prend son bâton de pèlerin et va de salle de cinéma en salle de cinéma pour vanter les mérites du film et de la lessive Castor & Pollux. Cinq salles programmées ; c'est mieux que prévu.
Le public fait la queue devant la caisse. La salle se remplit. Un chanteur de rock-n-roll portant banane donne le programme de la soirée : « Ce soir un western, La prisonnière du désert, réalisé par John Ford, suivi de deux dessins animés et du fabuleux magicien Edmundo Galapagos. En deuxième partie un film d'épouvante assez navrant, La morsure de l'homme-tapis, réalisé par l'inégalable Paolo Fusilli Bucati Corti. Bonne séance ! ». La lumière s'éteint. Le public se tait. Le projecteur ronronne. Quelqu'un tousse. Générique.