Le ministre Fabre-Brochant, lorsqu'il a bien mangé, aime à dicter des arrêtés, enfoncé dans son fauteuil en peluche orange derrière son bureau Louis XIII. Assise non loin de lui, sur un tabouret bancal, c'est souvent Pétronille Salicorne, qui s'y colle, carnet sur le genou et crayon à la main.
La scène est toujours la même : gardien du patriarcat pompidolien, le ministre, les yeux mi-clos, fixe d'un regard libidineux sa secrétaire, derrière les verres épais de ses lunettes, en cherchant l'inspiration. Quelques gouttelettes de sueur perlent à son front. L'homme a chaud : la combinaison d'un repas trop copieux et d'un maillot de corps en acrylique double épaisseur, à n'en pas douter. Il s'essuie le front avec un mouchoir, le remet dans la poche avant de sa veste et se recoiffe tout en s'éclaircissant la gorge. Il pourrait se relever, faire quelques pas et s'asseoir nonchalamment sur un coin de bureau, mais le repas du jour — gigot d'agneau aux flageolets, tête de veau ravigote ou tournedos Rossini — était un peu trop lourd et il lui est impossible de bouger de son siège.
Après avoir ouvert puis refermé trois fois la boîte de cigares lui faisant face et avoir tapoté son pendule de Newton, il commence : « Arrêté numéro … du … modifiant et complétant l'arrêté ministériel numéro … du … relatif à… »1).
La fatigue aidant, la dictée se fait imprécise. Il bute sur les mots. Mme Salicorne l'aide du mieux qu'elle peut mais les paroles deviennent de plus en plus incohérentes. Elle relit le dernier passage et lève les yeux sur un ministre endormi. Elle sort du cabinet du ministre à pas de loup pour mettre au propre l'arrêté bâclé, non sans avoir subtilisé quatre où cinq cigares hors de prix dans son sac à main, laissant derrière elle un ministre ronflant bruyamment.