Vivre au milieu des humains n'est guère chose aisée. C'est un choix audacieux qui a le mérite, à la différence de la claustration, de faire vivre des aventures tour à tour terre-à-terre et rocambolesques. Après avoir trouvé, avec le plus grand mal, sa place dans l'agora, entre une marchande des quatre saisons et un démonstrateur braillard vendeur de produits ménagers de piètre qualité — du moins les jours de foire — il faut tenter coûte que coûte de donner l'illusion d'être une personne raisonnable et civilisée — comprendre : qui sait se fondre dans la foule des grandes villes sans trop de difficultés. Fort heureusement, dans le sac fourre-tout et métaphorique porté en bandoulière lors de ses pérégrinations loin du confort de son chez soi, l'énergumène que nous sommes aura pensé, avant de se perdre dans le néant des relations sociales, à mettre l'outil indispensable à sa sanité d'esprit : le tact. Il a bien fait. Il mérite tout notre respect. Bravo, moi !
Avoir du tact permet de se sortir des mauvais pas — ceux qui mènent directement l’individu à sa perte lorsqu’il se heurte aux muscles abdominaux d’un plus lourd, plus fort, plus méchant que lui. D’un geste habile, l’objet est porté à la bouche. Prestement, la goupille est arrachée avec les dents, qui, elles restent en place, car ce sont elles qui agissent sur l’objet. Je profite de ce moment pour accuser la langue française de manquer de précision : le latin avait une demi-douzaine de cas, pourquoi le français1) ne les remet-ils pas au goût du jour, en en rajoutant une poignée ? Parce que l’apprentissage en pâtira et parce que c’est déjà assez difficile comme ça ? La belle excuse ! Nous voilà donc dans le flou le plus total à cause de cancres incapables d’apprendre quelques règles de grammaire ? Je m’en vais leur tirer les oreilles, et pas plus tard que tout de suite.
Je me lève de mon siège. Je m’apprête pour sortir. Il ne fait pas très beau. Je prends mon parapluie, au cas ou il pleuvrait, parce qu’après tout, si j’en crois le démonstrateur de la foire de Samosate (Σαμόσατα), c’est ce à quoi sert cette objet ; je lui fais confiance. Je m’avance vers la place centrale de la ville. Je croise la voisine qui veut discuter le bout de gras. Après quarante-cinq minutes ininterrompues de platitudes, je trouve le moyen de me dépêtrer de cette situation, le tact étant inefficace avec cette personne : un bon coup de parapluie et la voici hors d’état de nuire. Hélas, un agent de la maréchaussée a vu toute la scène. Il me faut m’enfuir.
J’arrive, en ahanant — bien prononcer le h, qui, fait rare en français, est sonore, ce qui est chose aisé quand on est hors d’haleine — à ma destination. Un groupe d’adolescents ficelés comme l’as de pique, y écoute de la mauvaise musique, grâce à un radio-cassette surdimensionné posé sur un banc, en parlant un langage abscons mais visiblement dialecte du français : des cancres, à n’en pas douter. J’en ferais mes premières victimes. J’hésite : tirage d’oreilles ou coup de pébroque ?
Hélas, la pluie commence à tomber. Le parapluie ne s’ouvre plus, sans doute suite au coup sur la caboche de la voisine. Que vais-je faire ? Voyant l’agent arriver sur la place, je tente le tout pour le tout : « Tape m’en cinq ! » dis-je à un membre du groupe de jeunes oisifs en tendant la main et en feignant mon appartenance à leur tranche d’âge. Le gendarme n’y voit que du feu. J’en profite pour lui asséner un bon coup de parapluie, ce qui me vaut l’admiration de mes pairs. Mais ce moment de gloire n’est que de courte durée : la musique étant vraiment trop mauvaise, je perds rapidement connaissance en tentant vainement de vanter les bienfaits du bal musette d’antan.