Les conseils des ministres interminables

Chaque mardi, en plein cœur du centre historique de Gazaka, dans le palais satrapique d'Atropatène, se réunit le gouvernement. Ce dernier, sauf un secrétaire d'État, s'assoit, comme un seul homme autour de la table de réunion après avoir entonné rapidement et approximativement Je cherche Lodoïska accompagné à l'harmonica par la ministre des sous, Haumea — qui voudrait bien chanter elle aussi, mais qui ne peut pas, vu qu'elle joue de l'harmonica. Au centre, faisant face à la porte — prenons-là comme point de repère — se trouvent les trois satrapes Clotho, Lachésis et Jean-Louis Brabant, dans cet ordre, du moins si l'on utilise dans sa vie quotidienne une écriture en sens horizontal dextroverse.

À la droite de Clotho se tient le ministre du culte automobile, Lucien III, d'une rare élégance dans sa tenue cramoisie, portant sur sa tête une lourde tiare en titane laminé. Il a à la main droite, le divin klaxon, qu'il actionne pour acquiescer ou exprimer son mécontentement tout au long de la réunion. À ses côtés se trouve son acolyte, le secrétaire d'État chargé de la pollution et luchador, Haroldo Rubalcaba, debout, impassible et les bras croisés, une montagne de muscle d'un mètre cinquante-huit portant un masque vert poireau et un justaucorps à paillettes assorti.

À la gauche du satrape Brabant est assis le ministre du bonheur inextinguible, Marcel Malenpoint, au teint terne et souffreteux et la ministre des P&T, Atropos, qui aimerait bien être satrape à la place du satrape. La ministre des sous est à droite, en bout de table et en face d'elle, se trouve la conductrice de louange du culte automobile, Marisabelle la très sainte, la très pure.

Ensuite, à partir de la gauche, nous tournant le dos alors que nous les observons, se trouvent : le ministre de la milice et du folklore, portant la tenue traditionnelle des turlurons de la mer Caspienne ; la gardienne des savoirs juridique et éditrice de la gazette officielle, luttant pour ne pas s'endormir ; le ministre des savoirs académiques, vieillard cacochyme nu ; le ministre des frontières et au-delà, tentant de se nettoyer la narine droite, qui le démange, sans que personne ne s'en aperçoive ; la ministre du boulot, jouant au bilboquet ; la ministre de l'hygiène et de l'air frais buvant un café que vient de lui servir le secrétaire d'État chargé du café.

Les trois satrapes déclarent le conseil des ministres ouvert. La conductrice de louange du culte automobile ouvre le livre sacré à la page 1582. Tout le monde se lève, sauf Haroldo Rubalcaba, qui est déjà debout. Marisabelle, de sa voix très sainte, très pure, chante le cantique du gasoil. La ministre des sous tente de la suivre au tambourin, tout en touillant son café.

Les satrapes remercient l'artiste puis, en un habile jeu oral, récitent d'abord à l'unisson, puis individuellement, et enfin par deux, l'ordre du jour. Il y a une trentaine de sujets à traiter, à commencer par la fête de la figue séchée : il ne faut pas traîner. Le ministre du bonheur inextinguible, allergique à la figue, éclate en sanglot. On demande une pause de vingt minutes. Après ce court répit, à nouveau Marisabelle ouvre le grand livre parfumé, mais cette fois à la page 893. On ne se lève pas, car il n'est venu à l'esprit de personne de se rasseoir plus tôt. Le ministre des savoirs académiques, fatigué, décide de le faire, ce qui perturbe la la conductrice de louange dont la voix n'arrive pas à s'imposer face au solo de trompette de la ministre des sous. Le ministre des frontières et au-delà profite de la confusion pour se curer le nez. Aussitôt, Haroldo Rubalcaba effectue sur lui un full Nelson et le neutralise, mais trop tard : le mal est fait, le nez est curé.

Les satrapes demandent à tout le monde de se rasseoir, sauf au luchador qui reprend sa place, debout, près du ministre du culte automobile. Mais il est déjà 11h et c'est l'heure du brunch. Le conseil des ministres reprendra en milieu d'après-midi, après la sieste.