Il y a un avant et un après bagarre. C'est comme ça. La règle est immuable. La raison de la rixe est toujours mauvaise : une querelle qui s'envenime. Ça commence doucement. Les paroles blessantes broussinent. Puis, très vite, les insultes pleuvent. Une seule peut suffire, mais en général, il faut attendre l'arrivée d'une de taille conséquente pour que la castagne éclate et que les coups spoutnichoient. Oubliez le parapluie : il protège assez peu. Préférez-lui la canne à pommeau métallique ou, si vous êtes évêque, la crosse épiscopale : vous aurez l'avantage, profitez-en.
La Bagarre, qui s'écrit, comme vous pouvez le voir, avec un grand B, est encore dans toutes les mémoires, y compris donc la vôtre. Et, comme les deux B de la phrase précédente, elle était grande. Mais permettez-moi d'en faire un résumé succinct et inexact. Elle eut lieu sur la Plaine, ma plaine (Полюшко-поле), au milieu de la Steppe. Je mets un grand S à cet vaste étendue de terre parce qu'elle aussi est imposante. Sans elle, pas de récit. Sans elle, pas d'aventure. Töshtük, héroïque géant, venait tout juste d'entrer dans la yourte mastroquet et de commander une menthe à l'eau de vie. Il avait convenu de ce lieu de rendez-vous avec son vieil ami trappeur Johnny Terrebonne. Au fond de ce lieu enfumé, on jouait aux petits chevaux, le crachoir à proximité et le colt chargé à portée de main. Un groupe d'haïdamaks entra. Ils étaient sept, les individus. Le groupe lui, était tout seul. Ben oui. Leur chef, Vedat Özcan s'avança au rythme de ses éperons. Cling, cling, clang, cling. C'était très dansant. On entendit un cri. Un joueur venait d'avancer son dernier cheval sur la case centrale. À lui la gloire et la fortune. Le vil Özcan le foudroya du regard. Silence. Long silence. Cling, cling, cling. Tousse tousse. Cling, clang. « Viandox pour moi et mes hommes ! ». Jacques Capelovici le reprit « Incorrect ! Mes hommes et… ». Une détonation retentit. Puis une autre, et encore une autre. La fumée envahit la yourte. Lorsque celle-ci se dissipa, le corps du grammairien gisait au sol, sans vie, au milieu de son propre sang.
« Tss, tss » fit Töshtük, de désapprobation. D'un geste, il désarma le gredin et n'attendit pas sa réaction avant de lui asséner un coup de poing sur le nez. Vedat Özcan fut projeté jusqu'au piano automatique qui se mit à jouer tout seul — c'est l'avantage de ce genre d'instrument. La Bagarre venait de commencer. Tout le monde se mit à taper sur tout le monde. Les chaises volaient, les bouteilles étaient fracassés sur les crânes. On lançait des uppercuts, des crochets, à droite, à gauche. Töshtük pris deux bandits et les assomma en les cognant l'un avec l'autre. Il fit une pause pour finir son verre qu'il écrasa sur le front d'un haïdamak qui tentait de l'approcher par l'arrière. La baston cessa lorsque le shérif, le moustachu Omar, entra et tira trois coups de revolver au plafond. Cela n'arrêta pas notre héros valeureux : il envoya un dernier coup de poing au chef des brigands qui s'effondra sur ses hommes inconscients dont les corps avait formé un gros tas au milieu du troquet. La cavalerie arriva peu après au son du clairon. Des dizaines d'hommes entrèrent. La yourte était maintenant pleine à craquer et on décida d'aller prendre l'air pendant que le patron mettait de l'ordre. Le shérif saucissonna tous les bandits avec une grosse corde et les traîna jusqu'à son bureau situé non loin de là.
Une heure plus tard, Johnny Terrebonne, arriva, sur son mulet. Il l'attacha et entra dans la yourte. Il s'avança vers le comptoir où se trouvait encore son ami Töshtük, qui sirotait maintenant un verre de ratafia. L'obscurité du lieu aidant, il ne vit pas le cadavre de Maître Capello et glissa sur son sang. Il resta allongé sur le sol, immobile. L'après-Bagarre commençait bien.