Un théâtre, en tant que lieu, nécessite deux choses : d'abord un jardin ; sans lui, la troupe est désorientée et la didascalie incompréhensible ; ensuite, une cour ou, à défaut, un cours d'eau — idéal, d'ailleurs, si l'on veut monter une pièce d'eau. On trace un segment entre J (jardin) à bâbord et C (cour) à tribord, puis l'on pose les planches entre les deux. C'est sur ce tas de bois que l'action va se dérouler. Un petit bateau peut faire l'affaire : ce sera la vedette du spectacle. Pour s'assurer du succès de l'opération, la personne en charge de la mise en scène aura pris soin de toucher le plancher et de remplir ses poches de grigris divers et variés. Elle tiendra le rôle de capitaine et frappera les trois coups de sa jambe de bois.
Une fois l'équipage au complet, les répétitions peuvent commencer. Tout le monde improvise : les dialogues seront écrits au fil de l'eau. Après une longue préparation, on largue les amarres, on jette les sacs de lest : c'est la première représentation. Il faut avant tout respecter les trois unités : un seul lieu, le théâtre ; un seul jour, parce qu'une représentation sur une semaine fait fuir le public ; un seul fait : la représentation théâtrale. La petite troupe s'avance lentement vers le succès, lointain, inatteignable — la pièce étant assez médiocre. C'est bientôt la mutinerie. Le metteur en scène subit le supplice de la planche : poussé par les jets de tomates, il chute dans une eau peu profonde ou somnolent quelques goujons.
Léon, le technicien du son, éclairagiste et billettiste, le remplace au pied levé. Une poule d'eau à l'épaule, il dirige les acteurs d'un crochet de fer qui n'est qu'un accessoire. L'acteur principal, Charlie Bonnaventure, marionnette de bois, est amorphe depuis le départ de l'ancien metteur en scène ventriloque, son compagnon de toujours. Il se laisse mourir silencieusement, soigneusement rangé dans une malle. Ce coffre recèle un trésor, un véritable acteur, mais ça, Léon l'ignore. Il ordonne à ses matelots de l'ensevelir dans le sable sous un gros X rouge, à trois pas d'un cocotier, côté jardin, tout en songeant ensuite partir dépenser la recette de la dernière représentation dans un tripot de Macao. Son équipage ayant compris la phrase de travers, il manque de peu de mourir, enfoui. La troupe s'excuse platement. Elle n'aurait pas dû tenter de l'enterrer vivant ; car, après tout, n'est-ce pas à la critique de s'en charger ?