La steppe

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Le retard

Arriver à l'heure nécessite de la connaître. Ce truisme nous permet, à peu de frais, de débuter ce texte sans avoir eu à faire l'effort de la moindre recherche. Ce manque de sérieux de notre part est impardonnable. Plutôt que d'entamer une longue digression amusante mais inutile, tuons dans l'œuf cette paresse et entrons immédiatement dans le vif du sujet, qui est, je vous le donne en mille, le retard.

Arriver à l'heure n'est pas donné à tout le monde. Plutôt que de palabrer, laissez-moi vous narrer l'histoire édifiante et fort à-propos d'Odette la lavandière de Troussencourt. Vous allez comprendre. La jeune femme vivait alors chez la vieille Léonce, veuve de son mari­— égayons le propos avec un pléonasme inattendu — mort le 8 octobre 1870, lors de la bataille de St-Quentin, après avoir reçu un coup de baïonnette prussienne fatale dans le ventre — vous comprenez maintenant l’intérêt d'égayer le propos en début de phrase.

En cet été 1888, alors qu'elle marchait en direction de la maisonnette d'Alphonsine une ancienne cantinière, Odette fit la rencontre, sur le chemin de Bout de Brie, d'un pauvre diable, et ce de manière littérale : il avait tous les attributs d'un être démoniaque, que ce soit l'aspect repoussant, la couleur vert terne, les cornes, la longue langue pendante jaunâtre, les dents démesurées ou l'odeur de soufre et tendait une timbale, assis sur le bord de la route. La lavandière prit pitié de lui et lui jeta une pièce de 10 centimes. Elle tomba pile côté face, dans la timbale. Pour la remercier, le démon lui montra ses fesses, ce qui est signe de respect et de dévotion éternelle chez les habitants de la Géhenne. Odette l'ignorait et fit une mine dégoûtée ; c'était, et cela aussi elle ne le savait point, la réponse attendue.

La jeune femme préféra ne pas s'attarder trop longtemps. L'individu ne lui inspirait pas confiance ; allez savoir pourquoi. Elle pressa le pas et, après une centaine de mètres, se mit à courir. Elle fut vite rattrapée par le mendiant des Enfers, qui lui fit signe de s'arrêter. Elle s’exécuta. Il lui montra à nouveau ses fesses. Prise de panique, elle lui donna un coup de battoir à linge sur le museau — l'animal avait une tête de renard, ce qui facilitait la tâche. Il glapit, car c'est ainsi que font les diables bien élevés pour montrer leur respect.

Comprenant qu'elle ne pouvait pas aussi facilement se débarrasser de la créature, elle décida de l'ignorer et continua son chemin. Il resta silencieux et trotta à côté d'elle. « Allez, va-t-in achteure ! Déguerpis ! T’as point fini d’me suive ? ». Elle poursuivit son chemin, jusqu'à arriver chez la vieille Léonce qui s'occupait du repas du soir. En voyant l'invité inattendu, elle rajouta une assiette à la table et servit la soupe. Le démon savait se tenir. Il lui montra ses fesses. La vieille en rougit et commença à radoter sur la guerre de 70 et son défunt mari ; comme tous les soirs. Odette ne sachant trop quoi faire, laissa le renard infernal dormir près de la cheminée.

Les jours passèrent. Les deux femmes s'étaient habitué au diable qui n'était pas un mauvais bougre. Il travaillait comme cinq bœufs  — là encore, littéralement, car tirer la charrue ne lui faisait pas peur. Petit à petit, tout le village apprit l'existence du diable. Les gens s’inquiétèrent et, un funeste dimanche d'hiver, le curé fit un sermon édifiant où il demandait la mise à mort d'abord de la créature, puis, pourquoi pas, soyons fous, des deux femmes, qui visiblement étaient des sorcières. L'homme d'église aimait le sang et la souffrance ; il était heureux. On alluma des torches, on prit des fourches et on partit vaillamment en direction de la demeure de la vieille Léonce, le curé et le maire, Hector de Guillebon, en tête.

Au milieu du chemin, cette foule en colère se trouva nez à nez avec des partisans amiénois de Boulanger fraîchement élu à la capitale. Sentant le coup d'État proche, ils avaient décidé de marcher sur Paris, eux aussi avec fourches et torches. Ce fut la confusion générale. Les Amiénois voulaient que les Troussencourtois les suivent. « Mauvais patriotes ! » criaient-ils. Les travaux des champs ne pouvant attendre, les paysans refusèrent. Cela dégénéra en bagarre générale dans un champs boueux. Le maire, tout crotté, préféra rentrer chez lui. Le curé et le bedeau restèrent à l'écart. Après un temps, il continuèrent leur route, seuls et arrivèrent, un quart d'heure plus tard, chez la vieille Léonce.

Le pauvre diable, les accueillit sans leur montrer ses fesses, car ils ne le méritaient pas, mais, comme il aimait les ecclésiastiques, dévora l'homme d'église en trois bouchés et, repu, envoya le bedeau directement en enfer dans un nuage de fumée. Odette voyant qu'elle n'était plus la bienvenue dans le pays de Bray, pleura longuement, dit adieu à Léonce, à son âne et à la vieille chienne qui dormait près de l'âtre et s'en alla, bras dessus, bras dessous avec son diable en direction de la Norvège, ou elle vécu longtemps et heureuse.

Au château de Troussencourt, Hector de Guillebon se décrassa et s'assit à table pour le dîner. La soupe était froide.

« Ça t'apprendra à ne pas être en retard ! » lui dit sa femme.