Le printemps des lémuriens

Lorsque l'hiver prend fin, les strepsirrhiniens malgaches, héritiers du grand continent englouti imaginaire, sortent de leur torpeur et rejoignent la surface. La neige fond, la froideur disparaît et en une demi-journée à peine, le climat montagnard devient tropical. L'abasourdissement des météorologues est total et les pauvres ne peuvent que se lamenter en clamant leur indignation avec ses mots bien choisis : « Il n'y a vraiment plus de saison ! ».

Alors l'ancêtre, guide suprême du groupe, se place devant l'assemblée encore engourdie de sa longue hibernation, empoigne de sa petite main une conque que lui tend son acolyte et en fait sortir un son profond — beuaaaah ! C'est le début du printemps. La cérémonie se poursuit avec un buffet et un concours de danse. Toute la forêt est maintenant réveillée ; il est temps de reprendre le travail.

Première mission : retrouver des vestiges de lémuriens géants. La tâche est longue et délicate. Les petits mammifères arboricoles grattent la terre à la recherche d'ossements. Leurs découvertes sont envoyés dans la citadelle des nuages, en plein cœur des forêts humides de l'Atsinanana. Là, sur la carte ; suivez mon doigt.

Dans les laboratoires en haut des arbres, d'autres primates du même acabit mais ayant fait davantage d'études, joignent leurs efforts pour recréer in vitro ces espèces trop tôt disparues, les lémuriens subfossiles. L'entreprise se doit de rester secrète. Petit à petit est constituée une armée de colosses poilus. On leur apprend l'art de la guerre : comment manier une arme, négocier, détruire un pont, assiéger une ville, utiliser le feu grégeois… Après de nombreuses années d'études, l'animal va-t-en-guerre, reçoit un diplôme. Les parents scientifiques essuient une larme. Quelle fierté ! On profite de l'occasion pour faire la fête et danser jusqu'au petit matin.

Au début de l'automne, la guerre commencera. Bientôt, des bataillons de lémuriens partiront combattre contre leurs ennemis de toujours, les mollusques hétéropodes héritiers du grand continent englouti imaginaire concurrent : les atlantes. Par centaine de milliers, les géants arboricoles partiront sous la mer vers leur tragique destin. Une épopée sera sûrement écrite en leur honneur par un aède aveugle qui parcourra les routes pour la chanter, accompagné à la cithare et au tambourin.

Et puis viendra l'hiver. La neige tombera à gros flocons. Les météorologues préféreront rendre leur tablier plutôt que de perdre la raison. De guerre lasse, l'armistice sera signée. Les vieilles discordes seront oubliées et fatiguées, les troupes de mammifères et de mollusques rentreront chez elle pour dormir toute une saison. Quelle année !