La noisette

Le duodi 22 fructidor, c'est le jour de la noisette. La grande fête de l'aveline commence dès l'aube. Une procession de Carmes et de Carmélites passe dans les rues de Prophthasie (Προφθασία) et jettent des figues séchées aux jeunes filles qui les regardent de leur fenêtre. Plusieurs hérauts, vêtus de la bure des adorateurs de Bélial, se positionnent aux lieux stratégiques de la ville et, chronomètre en main, attendent l'heure pile pour annoncer à la population le début des festivités. Un demi-heure plus tard, les sémaphoristes, disciples de Dayan Deerkh, font de même, dans le brouhaha général.

Le général Barúkh Habá (ברוך הבא) sort de l'école militaire le sabre au clair, assis sur son cheval mongol. De sa voix tonitruante, il déclare le début de la fête de la noisette. Il est déjà midi, lorsque la grande prêtresse orphique, juchée sur un char de carnaval entre en scène et, prenant un micro défectueux annonce la même chose. Les représentants d'une dizaine de cultes, d'entreprises locales et de partis politiques feront de même tout au long de la journée jusqu'à minuit.

Pendant ce temps, la ville s'égaie. Les marchands de pomme d'amour, de gaufres et de marrons chauds jouent d'ingéniosité pour attirer la clientèle, mais la friandise la plus appréciée reste la Vouktok, une tarte triple épaisseur sucré-salée au délicat goût de noisette. La demande est forte. Les prix flambent. Des fortunes disparaissent. Les vendeurs patentés se remplissent les poches de billets, vrais, faux, reconnaissances de dettes, montres en or, colliers de rubis, album originaux de Rina Ketty. Il deviendront riches et, dans un an, dépenseront tout pour pouvoir goûter une part de Vouktok.

Chaque tranche d'âge trouve de quoi s'occuper. Ici, une enfant, assise sur les épaules de son père, le fait avancer et tourner à droite et à gauche en tirant sa moustache dans la bonne direction. Là, un bambin a réussi à semer sa vieille tante acariâtre en liant entre eux une dizaine de ballons gonflés à l'hélium et en se laissant entraîner par le vent. Il deviendra orphelin, et, à des centaines de kilomètres de là, après un périple riche en aventures, sera recueilli par un couple de monarques nantis. Une fois adulte, il libérera son peuple et le guidera vers un désert azoïque où il restera quelques années à sucer des cailloux.

Une partie des adolescents, chevauchant des motocyclettes bruyantes et polluantes renversent les passants, font tomber les marchandises des étalages et ricanent bêtement. Les autres, se bécotent et main dans la main regardent d'un air désabusés les spectacles de rue en soufflant et en émettant quelques critiques constructives — « C'est nul ! », « Je m'ennuie ! » — avant de continuer à se bécoter.

Les jeunes adultes s'agglutinent autour du terrain de jeu de la balle et du magicien. Aujourd'hui, comme tous les fêtes de l'aveline, c'est l'arbitre qui gagne, parce qu'elle en a décidé ainsi et parce qu'en tant que grande prêtresse orphique, elle le mérite. Elle reprend son micro défectueux pour chanter le temps des noisettes, devant un public anéantit par le larsen.

Le soir, un grand repas est donné, en l'honneur du fruit du jour et à Léon, qui a eu la bonne idée de couper la sono. Encore merci Léon !