Le temps est maussade. Il fait froid, mais pas assez. Il pluviote, aussi. Il se fait tard. Le baron de Croquenpois, Abélard de son petit nom, ne trouvant pas le sommeil, vêtu d'une robe de chambre et coiffé d'un bonnet de nuit assorti, arpente la grande bibliothèque du château, qui s'étend sur trois étages — le baron est un gros lecteur. Il tombe sur l'Anthologie de la poésie française de Georges Pompidou, personnage ambivalent car homme d'une grande culture, joueur de flipper hors-pair mais aussi suppôt du dieu automobile. Son cerveau profite de l'occasion pour activer une partie du lobe temporal, siège de la mémoire : cet ouvrage, c'est feu la baronne Émilie qui lui avait offert, la douce, la charmante — au baron et donc aussi, de fait, à son encéphale.
Une vague de souvenir le fait chavirer. Il prend l'eau. Le navire commence à couler. Il s'effondre sur un fauteuil Louis XV, le regard dans le vide, fixant l'étagère poésie française. Émilie, Émilie…
Il se souvient d'un déjeuner au bord de l'eau, après un pique-nique improvisé. Il avait repris trois fois des rillettes et avait fini le bocal à cornichons. La baronne assise les pieds dans l'eau jetait des bouts de pains aux palmipèdes.
Il se remémore également des années de bagne. Il s'appelait Jojo Biquet et avait été condamné à la place d'un autre. Calamitas !
En un éclair postérieur (flashback) osé, Abélard est tout à coup happé par le passé. L'écran devient flou sur un son de harpe. Nous voici sur le navire carcéral lors de la mutinerie. La magie de la télévision le fait revivre ses propres aventures sur la première chaîne de l'ORTF sous les traits d'Hervé Sand. Mince ! Il a du prendre un mauvaise embranchement en partant à reculons dans ses propres souvenirs. Comment sortir de là ? Calamarie !
Il profite de la fin de l'épisode pour sauter dans un canot et tenter de ramer vers la terre ferme. Quel côté ? Y a-t-il au moins des vivres dans cette embarcation ? Des biscuits de mer et du café. Mauvaise idée le café contre l'insomnie. Va pour le thé ! Il fait un peu frais dans ce coin de l'océan Atlantique. Bien emmitouflé dans une couverture, il s'endort bientôt, bercé par le roulement des vagues.
« Abélard ! Mon bien-aimé ! Vous dormez ? ». Serait-ce la voix de la douce Émilie ? « Effectivement, je m'étais assoupi ! », lui répond-il. Le revoilà sur le bord de l'eau en compagnie de son épouse et de deux cygnes bruyant qui ont profité de son inattention pour mettre c’en dessus dessous le panier du pique-nique. Ils lui font à présent la nique, bien à l'abri de son courroux, au milieu de l'étang. Bah, il fait beau, la baronne lui sourit et il reste des rillettes.
Benedictio !