Torquil le pochtron

L'empereur Torquil CXI est sans doute le seul souverain, après Zoltan, à avoir laissé un souvenir impérissable dans les mémoires. Pourtant, comme son numéro l’indique, il vint seulement après une bonne centaine de personnes s’asseoir sur le trône de l’Empire. Pour être précis, nonante-huit hommes et vingt-trois femmes l’avaient précédé sur une période totale de quarante jours. Ceci s’explique entre autre par la confusion qui régnait encore à l’époque.

La révolution Aron ayant fait son œuvre, un comité de sage fut constitué au début de l’année 1987, maintenant officiellement reconnue comme seule date véritable, pour décider de l’avenir du pays. Ces derniers profitèrent de leur position pour balayer d’un geste de la main l’idée par trop inconsciente d’une république à portée de tous, proposée par une poignée d’illuminés. L’aîné des anciens parvint, après maints accords de couloir, à se faire élire empereur sous le nom de Ernst Ier. Le couronnement eut lieu à l’hôtel Brebis de Nishapur, car l’endroit y était fort plaisant. L’état de santé du centenaire étant ce qu’il était, Ernst Ier. mourut après un règne de deux heures et quarante minutes. Aussitôt, et puisque personne n’était encore rentré chez lui un nouveau vote fut décidé. Torquil Mégathérium, en tant que neveu du défunt, affirma, sans preuve à l’appui, que le testament d’Ernst Ier, qui aurait été rédigé à la hâte durant la sieste d’après déjeuner, stipulait clairement que lui seul pouvait prétendre au trône. S’ensuivit une bataille rangée dans le salon de l’hôtel.

Voyant la colère du gérant de l’établissement devant le laisser-aller de ses hôtes, les belligérants acceptèrent une trêve de trois jours. Ce temps permit à chaque groupe d’élire son propre empereur, de son côté. Torquil Mégathérium, qui était faible et apathique de naissance, fut renversé vingt-huit fois de suite, la plupart du temps pour être remplacé par lui-même. Lassé de ce petit jeu, le souverain donna la couronne à son valet de chambre et parti finir ses jours en cure à la station magique et alpine de Davos, en Suisse.

Ce fut le début du court règne de Torquil V, les quatre autres groupes concurrent ayant élus chacun de leur côté Torquil II, III, IV et la Grande Renée. Une nouvelle constitution fut écrite à la va-vite par les souverains qui s’empoisonnèrent tous mutuellement lors du banquet de la réconciliation, le jeudi suivant. La faiblesse des assemblées parlementaires, au nombre de douze, facilita la multiplication des coups d’état et des souverains. Le nom ‘Torquil’ était à n’en pas douter à la mode puisque il fut utilisé par cent cinq d’entre eux y compris par des femmes, lors de règnes brefs et inintéressants.

Le président du deuxième sénat, Robert Bunyip, mis à profit ces quarante jours de trouble pour coucher sur le papier son idée de ce que devait être un état stable. À la tête d’une trentaine de paysans en colère, la fourche à la main, il brûla une dizaine de chambre hautes et basses, n’en laissant que quatre et fondant par là-même le fameux système bibicaméral (deux chambres basses, l’assemblée nationale et la chambre des députés, ainsi que deux chambres hautes, le sénat et le conseil impérial).

Conscient de son rôle de tyran sympathique, Torquil CXI, car c’était lui, entrepris de grande réformes, dans l’esprit de la révolution Aron, en particulier la mise en place du calendrier torquilien. L’empereur, fortement porté sur le grog à la cerise et le rhum guadeloupéen, perdit peu à peu le sens des réalités. Son règne s’acheva brutalement lors d’une partie de canasta endiablé, dans un quartier malfamé de la capitale, où il céda à son adversaire, le vil Zoltan, qui avait triché, la totalité des territoires de l’empire et une gourmette en électrum offerte par son oncle à l’occasion de sa Bar Mitsvah. Torquil CXI, honteux, redevint Robert Bunyip et parti finir ses jours en thalassothérapie à la Guadeloupe.